Avec ou sans celte ?
Un polar sur fond de cornemuse
À propos :
Un polar celte …mais drôle.
Et de nouveau des dessins pour les ados!
Illustrations (cliquez sur les images pour les agrandir) :
Les plus :
Extrait :
Chapitre 1
Ranané-nanéno tchica-poum tchica-poum! Ranané-nanéno tchica-poum tchica-poum! Dans le casque du Discman, les New Bretons' Tribe System menaient un tempo d'enfer. Leur savant mélange de gavotte et de raggamuffin couvrait le bruit du tracteur qui cahotait sur le chemin de terre. Erwan battait la mesure sur le volant en surveillant la remorque. Comme tous les lundis soir, il était sorti tôt du collège et son père lui avait confié l'engin. Mission de confiance, il fallait rapporter les artichauts à bon port. La ferme n'était pas loin. Il suffisait de suivre le chemin de terre, puis de prendre la route bitumée sur trois cents mètres avant de tourner à droite. Il appuya sur l'accélérateur. Assise à côté de lui, Iroise, la chienne de la famille, faillit perdre l'équilibre et protesta d'un aboiement bref. Erwan n'entendit rien. Les New Bretons venaient d'entamer son morceau préféré, un reel irlandais mâtiné d'une pointe de trip-hop. Il ferma les yeux de béatitude pendant une poignée de secondes. Il les rouvrit juste quand les roues du tracteur mordirent le bitume de la route.
S'il avait jeté un coup d'œil dans le rétro, il aurait vu arriver la Twingo noire qui sortait du virage. Mais plongé dans le reel qui résonnait dans son casque, il n'entendit pas la voiture freiner à mort. Il ne la vit pas non plus quitter la route et plonger vers la mer en contrebas. La Renault fit une demi-douzaine de tonneaux, des papiers s'envolèrent par les vitres ouvertes, puis elle s'immobilisa, roues en l'air. Personne ne sortit de la voiture. Déjà, le tracteur s'éloignait. Iroise aboyait en direction de la Twingo. Le bassiste des New Bretons martelait son manche comme un korrigan énervé, Erwan n'avait rien vu, il était aux anges...
À 18 h 30, comme chaque jour, Paul Rebechour quitta à petites foulées la maison de retraite qu'il dirigeait. Il profitait toujours du repas des pensionnaires pour faire son jogging sur les dunes. L'air qui soufflait du large, le cri des goélands, l'odeur du goémon lui remontaient le moral. Paul était né à Kermojenn. C'est pour revenir dans son hameau breton et quitter un exil normand qu'il avait accepté de prendre la direction de l'hospice, comme disaient toujours les gens d'ici.
à dire vrai, il n'aimait pas la compagnie des vieux. Elle lui rappelait à chaque instant que lui-même prenait de l'âge et de la bedaine. En courant chaque soir, il essayait de conserver son cœur en bon état et une ligne sans rondeurs. Il remuait ces pensées lorsque au détour du sentier côtier, il se trouva face à la Twingo pneus en l'air. Il se jeta à plat ventre et aperçut le conducteur, un jeune homme mal rasé qu'il n'avait jamais vu. Il plongea la main dans la voiture et palpa le cou de l'accidenté. Le cœur battait encore. Aucune blessure ne saignait. Une grosse enveloppe déchirée était tombée près de la voiture. Paul s'en saisit et lut le titre inscrit sur la liasse: Histoire du fier peuple de Kermojenn. Le directeur de l'hospice parcourut les feuillets, de plus en plus fébrilement. Au bout d'une dizaine de pages, il glissa le paquet sous son survêtement et reprit en courant le chemin de la maison de retraite. Assis à son bureau, tout essoufflé, il appela les gendarmes pour signaler l'accident et leur proposa de leur montrer l'endroit exact où se trouvait la Twingo. Mais, avant de ressortir, il enferma la liasse de feuillets dans son coffre. Un coffre dont il changea la combinaison pour plus de sûreté.
Vautré sur le canapé, Erwan entendit la sirène de l'ambulance qui se rapprochait de la ferme. Il lâcha son joystick, se précipita à la fenêtre et courut vers la mer. Les pompiers s'affairaient autour de la Twingo pour tenter de dégager le conducteur coincé dans les tôles. Une petite troupe de voisins observait la manœuvre. Sans se douter le moins du monde qu'il était involontairement responsable de l'accident, Erwan se glissa au premier rang. Dès que le corps fut sorti de la Twingo, le rang des badauds poussa un peu le barrage des gendarmes pour apercevoir le visage de l'accidenté. était-ce quelqu'un du coin? On se consulta. Personne ne connaissait cette tête-là. De toute façon, la Twingo était immatriculée à Paris. Non, décidément, ce pauvre garçon n'était pas de Kermojenn. L'ambulance s'éloigna en hurlant et chacun rentra chez soi, plutôt soulagé. Erwan dut batailler ferme pour reprendre le joystick à Kristen, sa sœur qui, du haut de ses deux ans, se prenait depuis peu pour Lara Croft.
Cette nuit-là, Paul Rebechour ne dormit guère. Il lut, relut et annota la liasse de feuillets qu'il avait extraite du coffre après s'être enfermé à double tour dans son bureau. Il tremblait de joie. Ce dont il avait souvent rêvé se trouvait là, sous ses yeux. Le passé glorieux de son village natal était raconté dans ses moindres détails. Et son intuition était vérifiée. Kermojenn n'était pas n'importe quel hameau perdu au bout de la Bretagne. Dans le passé, il avait été respecté, voire craint, par les villages alentour. Et surtout par Ploustultenn. Paul avait toujours détesté Ploustultenn.
Vingt ans plus tôt, Kermojenn était une vraie commune, pas un simple lieu-dit. Mais à Paris ou à Rennes, on avait décidé qu'elle était vraiment trop petite et que pour simplifier la carte de la Bretagne, il fallait la regrouper avec Ploustultenn, à peine plus peuplée. La mairie de Kermojenn avait été fermée et son père, qui en était le maire, avait perdu son siège. Du coup, lui, on ne l'appelait plus le fils du maire, mais seulement Paul, le cadet des Rebechour. L'heure était enfin venue de redonner au village le rang qui avait toujours été le sien. Qui que soit le conducteur de la Twingo, qu'il soit béni et remercié! Il avait fourni l'arme de la vengeance...
Au matin, Paul expédia quelques tâches administratives, puis alla rendre une petite visite à son fidèle ami, Alain Kraver, tenancier de l'unique épicerie de Kermojenn. Après quelques chuchotements de comploteurs au milieu des boîtes de conserve, la garde du commerce fut confiée à l'épouse d'Alain. Les deux hommes s'enfermèrent dans la salle à manger et leur conciliabule se prolongea jusqu'à la fin de l'après-midi. Ce n'était pas bien grave, pour des raisons inexplicables, le mardi, il y avait toujours moins de clients.
C'est en rentrant du collège le surlendemain qu'Erwan aperçut les premières affiches, collées sur des panneaux près de la chapelle. Réunion d'information jeudi soir à la salle polyvalente. Les habitants de Kermojenn sont tous conviés. Une phrase mystérieuse concluait l'invite: L'affaire est de la plus haute importance et engage l'avenir de notre commune. Le mot commune était souligné trois fois et l'affiche était signée Sauvons Kermojenn, un slogan qu'il n'avait jamais entendu jusque-là. Erwan répéta le texte mot pour mot à son père quand il revint des champs. Il fut décidé que les deux hommes de la famille se rendraient à la réunion puisqu'il n'y avait pas de match de foot à la télé ce jour-là. Lara Croft était trop petite pour sortir le soir. Quant à la mère d'Erwan, qui enseignait l'histoire-géo au collège, elle avait des copies à corriger.
Postés à l'entrée de la salle polyvalente, un peu à l'écart du village, Paul et Alain serraient les mains, mais se refusaient à expliquer pourquoi ils avaient convoqué la population. Lorsque la dernière vieille dame eut gagné en tremblotant les chaises inconfortables, les deux compères s'installèrent derrière une petite table et Paul prit la parole:
- Chers amis, nous vous avons invités ce soir pour vous révéler le contenu d'un document qui est parvenu entre mes mains d'une manière que pour l'heure, je ne peux révéler.
Des Ben, pourquoi? se firent entendre dans l'assistance, mais l'orateur poursuivit:
- Il s'intitule Histoire du fier peuple de Kermojenn et je vais vous en lire quelques extraits.
Paul disposa les feuillets bien à plat sur la table et se racla la gorge.
- Dans les temps anciens, Kermojenn était peuplée de guerriers redoutables et de marins valeureux. Ces hommes et ces femmes appartenaient au grand peuple celte. Ils ne quittaient jamais leurs épées, tant leurs ennemis étaient dangereux. Car les hommes de Kermojenn gouvernaient la région. Ils faisaient régner l'ordre et la justice. Pour cela, les habitants de la contrée les aimaient et les respectaient. Hélas, bien des fois les vaillants de Kermojenn durent défendre chèrement leur pouvoir. Leurs rivaux les plus acharnés étaient leurs voisins de Ploustultenn. Ces hommes, de petite taille, appartenaient à une peuplade venue d'un pays lointain et inconnu des Celtes. Ambitieux et sans scrupules, ils ne guerroyaient pas comme des chevaliers, mais avaient recours à de lâches ruses pour tromper la bonne foi des hommes justes de Kermojenn.
L'assistance était coite. Certains levaient des sourcils étonnés, d'autres hochaient la tête en signe d'approbation. Paul poursuivit sa lecture. Le récit était assez confus. Il racontait par le menu les complots ourdis par les habitants de Ploustultenn contre ceux de Kermojenn. Tout y passait: enlèvements et prises d'otages, meurtres d'innocents désarmés, tentatives de corruption... Parfois au bord de la défaite, les braves de Kermojenn finissaient toujours par triompher à la force des armes. Et à la loyale, bien sûr. Au bout de plusieurs complots défaits in extremis, Alain jeta un coup d'œil à l'assistance et poussa un petit papier vers Paul. Abrège. Y en a qui bâillent. Continuant sa lecture enflammée, l'orateur approuva du chef.
- Mes chers amis, ce document historique est d'une valeur inestimable. Car il nous rappelle à nos devoirs ancestraux. Regardez ce qu'est devenu notre village... Nous n'avons plus de mairie, plus d'école. Notre chapelle est fermée, et (il se tourna vers Alain) nos commerces périclitent. La vérité, c'est que nous sommes passés sous le joug de Ploustultenn qui nous étouffe lentement. Que diraient nos aînés disparus s'ils nous voyaient aujourd'hui? Je vais vous le dire: ils auraient honte que nous ne soyons pas capables de défendre dignement leur héritage. Il est temps de redresser la tête, de retrouver nos coutumes celtes, de renouer avec notre histoire glorieuse. Ce soir, nous vous proposons de constituer une association, Les Fiers Celtes de Kermojenn, pour redonner vie et gloire à notre village. Qui est d'accord?
Une forêt de mains se leva. Paul et Alain se tombèrent dans les bras sous les applaudissements du public enthousiaste. En sortant de la salle, Erwan se tourna vers son père:
- Pourquoi tu n'as pas voté avec les autres? T'étais presque le seul! Il a raison, m'sieur Rebechour. Il faut qu'on se défende contre ceux de Ploustultenn. On est des vrais Celtes, quand même.
Son père le regarda d'un air narquois et se caressa la barbe.
- Ne dis pas de sottises. ça sent mauvais, cette histoire. Je te défends de t'en mêler, compris?
Erwan ne dit rien. Sa pensée vagabondait déjà dans les landes, au milieu de guerriers farouches qui chevauchaient vers la victoire, comme dans Ivanhoé, le gros bouquin de Walter Scott que sa mère l'avait forcé à lire.
Il eut un mal de chien à s'endormir. Il ne comprenait vraiment pas pourquoi son père refusait d'être celte...
Le lendemain, au collège, il se précipita vers Gwenaëlle et lui raconta l'histoire d'une traite sans respirer, comme à chaque fois qu'il se passait quelque chose d'important dans sa vie. Elle l'écouta, en posant parfois une petite question, l'air de rien. C'était une des choses qu'Erwan préférait chez Gwenaëlle: elle écoutait super bien. En plus, elle jouait avec lui au tennis en double mixte. Elle avait de grands yeux noirs, ce qui n'est pas fréquent chez les rousses. Et elle souriait presque toujours (sauf quand il ratait son service deux fois de suite). Ce matin-là, elle se gratta distraitement le front, avant de lui demander:
- Donc, tu me hais?
- Mais t'es folle, Gwen! Pourquoi tu me demandes ça?
- Alors, tu m'aimes?
Il manqua de s'étouffer, émit un grognement intraduisible et son visage vira au cramoisi très foncé. Jamais Gwenaëlle ne lui avait parlé de cette façon!
- Je te demande ça, poursuivit-elle l'air faussement innocent, parce que si tu me hais, c'est simple, je ne te cause plus. Et si tu m'aimes, tu es un traître, vu que je suis née à Ploustultenn. Et mes parents aussi. Et peut-être mes grands-parents, mais je ne suis pas sûre. Il faut que je me renseigne. Si jamais il y en a un de Kermojenn, je te préviendrai. Alors?
Alors, rien. Il n'avait pas pensé à ça. Il tenta une explication qu'elle écouta encore mieux que d'habitude.
- Non, mais tu comprends, avant, on était des chevaliers... et on avait une mairie et une école... et tout le monde avait peur de nous... surtout vous... enfin, je veux dire, tes ancêtres... et donc, maintenant, on voudrait que ça soit comme avant...
- Tu veux que j'aie peur de toi? Ben, mon vieux, c'est ra-té. Je ne tremble pas, je n'ai pas les cheveux qui se dressent sur la tête, je suis super calme. Et même je m'ennuie un peu avec tes discours... Donc, je vais retourner voir mes copines. Préviens-moi quand la guerre sera finie, monsieur le Chevalier.
Elle tourna les talons et s'éloigna, les mains bien enfoncées dans les poches de sa salopette, ce qui chez elle était un signe de colère noire. Ah! c'était bien une fille, tiens... Tout de suite, les grands mots, les drames et les catastrophes. La guerre, l'amour. Non, mais je rêve! Pour qui elle se prenait, à la fin? Erwan chercha des yeux sa bande de potes de Kermojenn. Il était le seul présent à la réunion de la veille. Il fallait qu'il leur raconte. Il fut un peu déçu de constater qu'ils étaient déjà au courant.
En marchant vers l'épicerie de Kermojenn, Paul Rebechour, lui, jubilait. Le téléphone n'avait pas cessé de sonner dans son bureau pendant la matinée. Il était à peine midi et Les Fiers Celtes de Kermojenn comptaient déjà une cinquantaine de recrues. Certains avaient même demandé le tarif des cotisations pour envoyer un chèque! La nouvelle avait fait le tour du village. Il est vrai que dans son magasin, centre nerveux du bourg, Alain avait fait pas mal de retape. Tout le monde s'interrogeait sur la provenance du fameux document historique. Mais là-dessus, Paul gardait son secret. Même Alain ne connaissait pas la vérité. Son compère était resté évasif. Le moment venu, je parlerai, avait-il lancé, l'air mystérieux. à l'heure de l'apéritif, ils se retrouvèrent dans le salon de l'épicier.
- Il faut qu'on frappe un grand coup pour montrer qu'on existe, dit Paul en fixant l'horrible tissu à fleurs du canapé. Un truc vraiment spectaculaire et qui rendrait notre cause populaire, tu vois. Comme Robin des Bois.
Alain se prit la tête dans les mains un long moment, puis finit par demander d'un ton lugubre:
- Je peux voir la liste des adhérents?
Il la parcourut lentement. à la troisième page, son regard s'alluma d'une étincelle que Paul n'avait guère vue depuis le temps lointain où ils jouaient ensemble dans les juniors de Kermojenn et qu'Alain l'avant-centre marquait le but de la victoire pendant les prolongations. Il brandit les feuillets et demanda à son compère:
- Hervé, il est informaticien, non?
Paul approuva.
- Tu le connais bien? C'est un type sûr? On peut le mettre dans un truc pas trop légal sans qu'il aille en parler aux flics? Paul hésita.
- Parce que, tu vois, si on suit mon idée, il faudra être peu nombreux et agir dans la clandestinité.
Il se dirigea vers la fenêtre et tournant le dos à Paul, il lança:
- Qu'est-ce que tu dirais d'un nom de guerre, comme Les Vengeurs de Kermojenn?
- Mais, bon Dieu, est-ce que tu vas finir par m'expliquer ce que tu as derrière la tête? demanda Paul qui ne tenait plus sur sa chaise.
Alain sourit et lui exposa très calmement le plan diabolique qu'il avait conçu. Un quart d'heure plus tard, ils appelèrent Hervé, l'informaticien qui donna immédiatement son approbation. Et le soir même, le commando de trois hommes, en cagoules et de noir vêtus, se glissa dans un entrepôt de Ploustultenn, après avoir fait sauter un cadenas plus très jeune...