Rubriques : fiction, humour, policier, presse, société
Auteur : Marie-Aude Murail
Le gène zinzin
Je bouquine n°218
À propos :
Dans la famille d'Alizée, tout le monde est zinzin. Sauf elle, évidemment. Mais elle va sûrement se faire des copains pendant les vacances…
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Les plus :
Crayonnés de couverture:
Extrait :
Chapitre 1
C’est ma psy qui me l’a dit. Dans ma famille, j’ai la place super confort de la noix dans le casse-noix. Je suis coincée entre un frère de dix-neuf ans et une sœur de huit. Coincée comme tout de suite sur la banquette arrière de la voiture. Ça ne me gênerait pas trop s’ils se taisaient. Mais Romarine tient absolument à nous faire savoir ce qui se passe sur sa Gameboy.
– Là, j’ai déjà capturé plein de carottes mais j’ai perdu une vie en glissant sur une coquille d’œuf.
Noël, lui, se bouffe toute une poche de Carambars aux fruits, juste pour pouvoir nous lire les blagues des emballages:
– “La maîtresse explique que l’oxygène a été découvert au 18e siècle. Mais alors, demande Toto, comment ils faisaient avant ?” Ah, elle est bonne, celle-là, elle est bonne!
– Ça y est! crie Romarine. J’ai tué une saucisse. J’ai compris. Il faut lui sauter dessus.
– Rien que du sexe et de la violence dans ces jeux vidéos, commente mon frère. Holà, ça devient chaud aussi chez Carambar. Je vous lis: “Dans un coin sombre, deux amoureux s’embrassent. Toto dit à son copain: Vise un peu. Il essaye de lui piquer son chewing-gum.”
Cinq heures comme ça, coincée entre Toto et les schtroumpfs, c’est à devenir cinglée.
À l’arrivée, Papa ne sait même plus comment je m’appelle. Il me regarde et il dit:
– Bon, les filles, vous me suivez ?
Et, une fois à l’intérieur de la résidence “Gai soleil”, il me fait:
– Bon, les filles, votre chambre vous plaît ?
Je lui montre ma sœur et j’articule bien:
– Elle, c’est elle, et moi, c’est moi.
Papa prend son air du type qui n’a pas dormi depuis trois nuits:
– Et alors ?
– Alors, je ne m’appelle pas “Bonlesfilles”. Moi, c’est A-li-zée. Et treize moins huit, ça fait cinq. J’ai cinq ans de différence avec ma sœur.
Papa se tourne vers Maman:
– Qu’est-ce qu’elle raconte ?
C’est chouette, avec Papa, on se fait l’effet d’être chinois. Mais il y a des jours où Maman ne veut pas nous servir d’interprète.
– Laisse donc. C’est sa crise.
Noël regarde sa montre.
– Douze moins sept. Cinq heures que Boubouillasse nous fait sa crise!
Je crois que tout le monde serait très déçu si je ne faisais pas ma crise jusqu’au bout. Alors, je hurle:
– Tu arrêtes avec ce surnom débile! J’ai déjà un prénom tarte. C’est A-li-zée. Ça devrait te suffire pour m’humilier.
Maman s’est assise sur le lit. Là, je l’ai bien cassée. Elle sait qu’on déteste tous notre prénom. Noël veut s’appeler Toussaint et ma sœur trouve que “Romarine, ça fait crâneuse.” Noël tapote l’épaule de Maman pour la remonter.
– Tiens bon. Les vacances de février, c’est les plus courtes.
Papa essaie de reprendre les choses en main:
– Bon, les filles, vous aidez Maman à ranger votre chambre ?
Noël me tapote aussi l’épaule:
– Il ne le fait pas exprès, tu sais…
Mais maintenant que je suis lancée, je ne vais pas m’arrêter à mi-chemin.
– Et d’abord, dis-je, pourquoi Noël a une chambre pour lui tout seul ? Pourquoi ça n’est pas moi ?
– On n’avait droit qu’à trois chambres et on ne va quand même pas mettre Romarine avec son frère, me répond Papa sur un ton d’évidence.
– Et pourquoi pas ?
Tout le monde se regarde. Papa attend que Maman trouve la raison.
– Parce que, dit Maman.
Et là, incroyable! ma sœur arrive en renfort.
– Mais moi, j’ai envie d’être avec Noël!
Oh, là, là, la tête que fait mon frère! Il s’imaginait déjà bien peinard à ramener des filles dans sa chambre. C’est sa seule ambition dans la vie.
– On jouera au Cluedo, le soir, lui promet Romarine.
Je prends bien mon élan, je repense à ce que m’a dit ma psy: “Ne te laisse pas casser la noix tout le temps” et je crie:
– De toute façon, c’est toujours tout pour Noël. Moi, je ne compte pas. Mais moi, à treize ans, j’ai envie d’intimité. Noël, il s’en fiche. Il passe sa vie à poil ou en caleçon.
Mon père fait: “Mais… mais…”. On lui a changé sa fille. Ce n’est plus une Chinoise, c’est une Martienne. Il n’avait qu’à ne pas m’envoyer en psychothérapie.
– Mais c’est bon, lâche Noël. Couine pas comme ça. Tu l’auras, ton intimité.
Il me regarde avec l’air de quelqu’un qui me réserve quelque chose pour plus tard:
– J’adore le Cluedo.
Ma sœur saute en l’air comme si elle tuait encore des saucisses.
– Ouais, ouais, je vais dormir avec Noël! Je vais dormir avec Noël!
– Et en attendant, propose Maman, si on allait manger ?
Évidemment, on est en retard et tout le monde est à table.
Ceux qui étaient déjà là, la semaine dernière, nous regardent passer comme si on leur faisait de l’ombre. Il y a une tablée qui a l’air sympa avec une dizaine de jeunes qui déjeunent sans les parents. Mais ils sont tous plus âgés que moi. Noël a allumé toutes les nanas, rien qu’en traversant la salle à manger. Et moi, je m’éteins déjà. J’ai le cœur entre les pinces du casse-noix.
– Bonjour, madame, bonjour, monsieur, fait Maman à un couple de vieux carrément vieux. Ça ne vous dérange pas si on se met à votre table ?
Ils essaient de sourire. Ça les dérange un maximum. Ma sœur s’assoit à côté du papy et elle continue de faire des bonds tout en piaillant:
– Il y a plein de filles de mon âge! Je vais aller au club des p’tits loups, hein, Maman ? J’ai donné rendez-vous à une fille. Elle s’appelle Alicia. Elle habite à Melun. Ses parents sont divorcés.
Mais comme elle fait ?! On vient d’arriver et elle a déjà les CV de tout le monde.
– Après le saucisson, on a du gratin de macaronis.
Au secours! Elle connaît le menu.
– Ce soir, c’est la soirée loto. Hein, je pourrais y aller, Papa ?
Papa a vu la tête que font les deux vieux-vieux et il se croit obligé de disputer Romarine:
– Bon, tu te calmes ou ce sera la soirée rien du tout.
– On se fera une soirée Cluedo, dit Noël. J’assassinerai mademoiselle Rose avec une fourchette dans la salle de bains.
Il prend sa fourchette comme un poignard et il la plante dans un morceau de pain. La mamie a sursauté. Noël prend son couteau et il attaque le saucisson.
– Et je découperai le professeur Violet en rondelles avec une scie dans les cabinets.
Là, c’est Maman qui se fâche:
– Noël, tu n’es pas à la maison…
Chez nous, Noël passe son temps à faire des idioties dégoûtantes avec la nourriture. Les deux vieux-vieux ont l’air catastrophé. Ma psy dit que Noël est excentrique. C’est un synonyme poli de siphonné.
Le problème dans ce genre d’endroit, c’est qu’on doit attendre entre les plats.
Noël et Romarine ne peuvent pas attendre sans rien faire. Ma sœur a sorti sa Gameboy et elle joue en nous tournant le dos. Mon frère a sa poche de Carambars sur les genoux.
– Noël, dit Maman, tu ne manges pas ces sucreries à table!
– Ce n’est pas pour manger, répond mon frère en mâchant un “goût cerise”, c’est pour les blagues. J’en ai une super. “La maman demande à Toto: – Que fais-tu ? – Rien, répond Toto. – Et ton frère ? – Il m’aide!” Ah, ah, ah, rions trois fois.
Personne ne rit.
– Tu me files un “goût citron” ? demande Romarine, le nez dans sa Gameboy.
– On ne mange pas de sucreries à table, répète Maman.
– C’est pas pour manger. Je le fais fondre dans mon eau.
Les vieux-vieux me regardent gentiment. Ils doivent penser que je suis la seule personne normale dans cette famille. Ils ne savent pas que c’est moi qui dois aller en psychothérapie.
Après le déjeuner, c’est la méga réunion dans le hall. Monsieur Méric, le directeur du “Gai soleil”, nous présente les animations de la semaine. Il y a la sortie-raquettes, la sortie-patinoire, la soirée-casino, la soirée-raclette…
– C’est super tout ce qu’on peut faire! s’émerveille Maman.
Si c’est comme l’année dernière, elle ne fera rien du tout à cause de la soirée-lumbago-de-Papa, la sortie-bronchite-de-Noël et la sortie-gastro-de-Romarine. Moi, j’aimerais bien m’inscrire à des activités avec les autres jeunes, mais je n’ose pas. Je cherche Noël des yeux pour qu’on s’inscrive ensemble. Il est à moitié caché derrière une statue en fil de fer qui représente un genre de skieur. Il est déjà lancé à fond dans ses activités de la semaine. Il baratine une blondasse en prenant un air avantageux, appuyé contre le mur. Je ne suis pas méchante, mais je lui souhaite la même bronchite que l’an dernier. C’est difficile de tousser et d’embrasser en même temps.
Je sens que quelqu’un me tire par la manche. C’est Romarine. J’aboie:
– Tu n’es pas encore au club des p’tits loups, toi ?
Elle me fait signe de baisser le son et elle me chuchote à l’oreille:
– Il est fou, Noël.
– C’est pas nouveau.
– Non, mais là, vraiment fou, insiste ma sœur. La fille blonde, c’est Coline. C’est une animatrice du club et c’est la copine de…
Du doigt, elle me montre le moniteur patinoire-raquettes. C’est un géant. Il doit faire deux mètres et cent kilos. Je regarde mon frère qui colle de plus en plus à la nana. Ou il n’est pas au courant ou c’est une opération suicide. La fille est en train de rire.
– Il doit lui raconter des blagues de Toto, remarque finement ma sœur.
Pour le moment, le moniteur est occupé à noter toutes les inscriptions. Je vais tenter de sauver mon frère.
– Psst, Noël…
Il me regarde en fronçant les sourcils. Mais il ne décolle pas de la fille.
– Il faut que je te parle.
Il lève les yeux au ciel.
– Excuse-moi, dit-il à l’animatrice, c’est ma sœur.
Il parle de moi comme si j’étais le chien qui demande à faire pipi. Je lui fais un signe de tête pour qu’il s’écarte un peu.
– Tu sais qui c’est, la fille ?
– Coline ? C’est une des animatrices… Oh, tu me lâches un peu ?
– Tu fais comme tu le sens. Mais c’est la petite copine du mono. Le gros, là-bas.
Mon frère jette un coup d’œil et rougit un peu.
– Il va me tuer à coup de luge dans le sauna. Je t’ai dit. J’adore le Cluedo.
Je hausse les épaules.
– Si t’es con, t’es con.
Ma psy dit que Noël est fragile. Eh bien, tant pis pour la casse.
Ce soir, je ne suis pas allée jouer au loto. Avant de refermer la porte de MA chambre, Noël m’a dit:
– Profite bien de ton intimité.
Ce qui est sûr, c’est que je ne vais pas être dérangée. Il n’y a pas une seule fille de mon âge, à la résidence. Les garçons, je n’y pense même pas. Le dernier qui m’a parlé, au collège, c’était pour me demander le numéro du portable de ma copine. Je vois bien dans le miroir que je ne suis pas atroce. Mais je n’intéresse personne. En fait, l’intimité, à treize ans, c’est plutôt déprimant. E tout d’un coup, boum, boum, on frappe à ma porte. Je pousse un cri de frayeur.
– Coline ? Coline! Je sais que tu es là. Ouvre!
C’est le moniteur patinoire-raquettes. J’en ai les cheveux qui se dressent sur la tête. Boum, boum, il va défoncer la porte. Je devrais lui indiquer qu’il se trompe de chambre mais la peur me coupe la voix.
– O.K., dit-il, fais ta crise! Mais tourne plus autour du gamin qui se prend pour Di Caprio. Ou je lui casse la gueule à Léonardo, tu m’entends ?
Boum. Un dernier coup de poing. Il s’éloigne. C’est peut-être un psychopathe ?
– O.K., dit-il, fais ta crise! Mais tourne plus autour du gamin qui se prend pour Di Caprio. Ou je lui casse la gueule à Léonardo, tu m’entends ?
Boum. Un dernier coup de poing. Il s’éloigne. C’est peut-être un psychopathe ?